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samedi 24 octobre 2015

Monomanie I: Prendre à Pierre pour donner à Pole

Depuis le debut de l’année, la question suivante est remise régulièrement sur le tapis : Google est-il un monopole et abuse-t-il de sa position ? On laissera à la Commission Européenne le soin de se prononcer sur cette question. Mais la prolifération d'articles (à l'occasion faux) ainsi que les spécificités des entreprises Internet nous donnent un bon prétexte pour revenir sur ce concept central des cours d'économie : les monopoles.


Les Barons brigands

Pour les fans de Borgen...
En Europe comme aux Etats-Unis, on n'aime pas les monopoles. De ce côté de l'Atlantique, la Commission Européenne scrute avec attention les comportements des entreprises qui pourraient porter atteinte à la libre concurrence. De l'autre côté de l'océan, des batailles homériques ont été engagées par l'Etat américain pour casser des conglomérats qui abusaient de leur position. Ce rejet du monopole par les américains est entrenu par le souvenir des Robber Barons, ces capitaines d'industrie de la fin du XIXe siècle qui se sont très fortement enrichis grâce au contrôle qu'ils exerçaient sur certains secteurs comme les chemins de fer ou l'acier. La première guerre de tranchée anti-monopole fut sans doute le démantèlement de la Standard Oil en 1911. Plus récemment le démantèlement d'AT&T (dans les années 70-80) ou encore la séparation d’Internet Explorer du système d'exploitation Windows montrent la détermination de la justice américaine.

Pour comprendre les enjeux récents, commençons par rappeler la définition d'un monopole. Pour les économistes, un monopole est simplement la situation où il n'y a qu'un seul vendeur sur un marché. Cela confère à cette entreprise un pouvoir dit de marché qui lui permet de fixer les prix à un niveau au-dessus de celui de la situation de concurrence pure et parfaite, et donc de générer des profits au détriment du consommateur ainsi que de l'optimalité économique (pour plus de détails sur la formulation mathématique du choix de prix optimal, les notions de surplus et des illustration graphique, voir ici).

Dans le monde réel, ceci est moins simple. Sauf dans des cas particuliers (comme les réseaux physiques de transport ou de fourniture d'eau, qui sont soumis à des régulations particulières), il n'y a rarement qu'un seul vendeur sur un marché, ce qui pose la question de la mesure des parts de marché. Et puis quand on commence à rentrer dans ce genre de sujet, qu'est-ce qu'un marché ? On voit donc que tous les termes de la définition demandent donc de l'attention.


Devant la complexité de la réalité, la Commission Européenne adopte une approche pragmatique et s'attarde sur ce qu'on appelle les abus de position dominante, car il est possible que certaines entreprises qui disposent de parts de marché importantes1 utilisent leur suprématie pour mettre en place des pratiques anticoncurrentielles. Elles peuvent par exemple faire du dumping en vendant à prix cassés certains produits pour abattre les autres participants, en puisant dans les réserves qu'elles accumulent par ailleurs.


Googlaglagla

Se présente alors le cas de Google, qui contrôle 90% du marché de la recherche internet en Europe et un peu moins de 70% aux Etats-Unis.

Certains argumentent que Google ne devrait pas être puni parce que cette entreprise domine son marché grâce à ses innovations et non pas par d'éventuelles malversations. La supériorité des produits de Google est un fait dont beaucoup sont convaincus (le support de ce blog est par exemple un produit Google et les plus de 25 ans se souviendront peut être avoir laissé tomber Yahoo pour un tout nouveau moteur de recherche au logo coloré). Cependant là n'est pas la question. Il ne s’agit pas de s'attaquer à Google parce que cette entreprise est dominante mais bel est bien sur la base de potentiels abus. Sont cités en particulier la  tendance de Google à placer ses propres produits en tête des résultats de recherches ainsi que de court-circuiter certains fournisseurs de contenu qui ne peuvent donc exploiter le trafic qu'ils génèrent. Le contentieux avec l'éditeur allemand Axel Springer est particulièrement révélateur, qui a vu à ses dépens ce qu'il en coûtait de s'opposer à la firme de Mountain View en Californie. Après avoir vu son PDG envoyer une lettre salée à Eric Schmidt, son homologue chez Google, Axel Springer a tenté d'empêcher le moteur de recherche de faire apparaître des extraits d'articles de sites allemands très populaires tels Die Welt, ayant fait face à une fin de non recevoir concernant le paiement de droit par Google. Le retour de bâton fut immédiat : le trafic sur les sites du groupe s'effondra quasiment du jour au lendemain et Axel Springer dû se rendre à l'évidence de la supériorité de Google en abandonnant la partie.


Monopole patenté

Faut-il donc mettre Google au pilori ? Il y a pourtant une dimension supplémentaire dans le cas d'entreprises Internet. En effet, le but avoué de la lutte antitrust (autre nom donné à la chasse aux monopoles abusifs) est la protection du consommateur. Or ici, il semble que le consommateur se porte très bien (merci pour lui) grâce à ces services gratuits mais de qualité, avec un renouvellement constant des fonctionnalités. Si l'on ne songeait pas aux problèmes de confidentialité et de protection des données privées, Google serait un assistant de vie idéal2.

D'autres vont encore plus loin. Selon Peter Thiel, entrepreneur à succès de la Silicon Valley et cofondateur du système de paiement en ligne Paypal, récemment cité par The Economist, la perspective de créer un monopole avec les profits associés fournit une forte incitation à innover, ainsi que la capacité de voir à long terme, ce que ne peuvent faire les entreprises soumises à une concurrence intense. L'optimum économique serait donc selon lui préservé en permettant à Google de conserver sa mainmise sur la recherche Internet.

Cette vision a un parallèle clair avec le système de brevet, qui confère un droit exclusif sur une invention à celui qui l'enregistre. Pour un économiste, ceci résonne aussi avec certains modèles de la croissance économique (dits néo-schumpetériens), dont la dynamique sous-jacente repose sur un processus d'innovation qui s'appuie sur l'obtention de profits monopolistiques sur chaque nouvelle invention.


Pourtant Thiel se trompe. Si on peut breveter une invention, on ne peut par contre pas breveter le besoin auquel répond l'invention. Par exemple, une molécule qui guérirait la leucémie pourrait être brevetée, mais une entreprise ne pourrait avoir un droit exclusif sur le concept de « traitements médicaux qui soignent la leucémie ». Protéger l'invention offre une forme de garantie que d'autres entreprises ne pourront pas profiter gratuitement des investissements et des risques pris par l'inventeur, ce qui détruirait toute incitation à innover. Mais il ne faut pas s'y tromper : c'est la préservation de la solution particulière qui favorise l'innovation, pas la préservation des surprofits qui découlent du monopole. Il se peut que l'avantage acquis en étant le premier entrant sur un marché soit détruit par un autre produit qui offrirait une solution plus efficace.


Pour conclure, la Commission Européenne devra donc trancher pour savoir si Google abuse de l'écosystème qu'elle a créé et empêche l'entrée de nouveaux concurrents innovants. Ce qui serait ironique de la part d'une entreprise dont le slogan est "Do no evil"...


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1. La Commission indique sur son site que des entreprises qui auraient moins de 40% du marché ne sont probablement pas dominantes dans leur secteur. Pour référence, une façon de mesurer ces parts de marché peut se faire via l'indice Herfindahl-Hirschmann
2. Je sens que je vais me prendre des commentaires là-dessus mais bon, je me mouille.

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