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vendredi 28 juillet 2017

La paresse de la lutte des classes

Le partage de la valeur ajoutée, ça parle aux gens : y'a qu'à voir les réseaux sociaux pendant les élections ! Ce qui rend ce débat si populaire est qu'il résume la lutte des classes en un seul chiffre. Chez Economiam on trouve que c'est un peu simpliste, donc c'est l'occasion d'un petit retour en question sur ce sujet, dont les termes sont rarement bien définis !

Ce qu'on sait vraiment et ce qu'on sait qu'on ne sait pas

  • Qu'est ce que la valeur ajoutée (VA), et qu'est-ce que la part du travail ?
Chacun sa part du gâteau !
Pour ce qui nous intéresse ici, la VA au niveau d'une entreprise peut se définir comme la somme des salaires et de l'excédent brut d'exploitation (EBE). Ce dernier représente approximativement le revenu de l'entreprise une fois ses coûts (salaires, consommation intermédiaire, intérêt de la dette, dépréciation d'actifs...) soustraits du chiffre d'affaire, mais avant impôts1.  La somme de toutes les valeurs ajoutées dans un pays forme le Produit Intérieur Brut (PIB).

On considère généralement que la VA est produite grâce à deux facteurs de productions, le travail (les gens quoi) et le capital (les machines, les brevets,...). Les salaires constituent bien sûr la rémunération du travail, tandis que le reste de la VA est considéré comme la rémunération du capital. On voit alors que la part du travail dans la valeur ajoutée est simplement le rapport entre la somme de tous les salaires divisée par la VA totale (le PIB donc).


Petite note sur la mesure de la VA

Ca a l'air simple présenté comme ça, mais selon ce qu'on met dans chacun des termes, on peut avoir des résultats très différents. D'une part, comme on l'a vu auparavant, le PIB a ses défauts, par exemple sur comment valoriser les services rendus par l'Etat, tandis que pour les comparaisons temporelles, la façon de mesurer l'inflation peut créer de grosses différences. D'autre part, la définition d'un salaire n'est pas non plus évidente. On y inclut généralement les cotisations sociales même si elles ne sont pas un revenu directement perçu, mais c'est clairement un choix conventionnel. Quant aux revenus d'un travailleur indépendant (un médecin généraliste par exemple), comment déterminer ce qui attribuable à son travail d'un côté et à ses outils de travail de l'autre? Moralité, pour dégager des vraies tendances sur l'évolution de la part du travail, il faut réussir à trouver plusieurs mesures concordantes, ce qu'on a essayé de faire pour cet article.

  •   La part du travail baisse-t-elle ?
Oui, selon plusieurs mesures concordantes (ici ou ici), le partage de la VA a eu tendance à évoluer en faveur de la rémunération du capital depuis les années 70 dans les pays occidentaux. Précisons tout de même qu'en France, la part du travail est restée relativement stable depuis la Deuxième Guerre à l'exception d'un pic vers le début des années 80 et que son niveau actuel est sensiblement similaire à celui du début du siècle2.


OK, mais alors quoi ?


  • Est-ce que ça veut dire que les salaires baissent ?
Pas forcément, et même non en pratique en France. Pour le comprendre, clarifions l'écriture du partage de la VA:

fL = w L / VA = w L / ( w L + r K )

Avec fL la part du travail, w le salaire moyen, L la population active, r le rendement moyen du capital et K le stock de capital.

D'un point de vue purement arithmétique, on voit qu'une baisse de la part du travail ne correspond pas nécessairement à une baisse des salaires, par exemple si cette baisse est causée par une augmentation du stock de capital (supposant toutes choses égales par ailleurs).

Alors, évidemment on parle d'économie ici, pas d'arithmétique donc les choses ont tendance à bouger ensemble plutôt qu'en isolation, mais la conclusion reste la même. Notamment, lors d'une crise économique, les salaires ayant une forte inertie à la baisse (voir par exemple Crises et Fluctuations, chap. 5), on voit que les revenus du capital diminuent plus vite que les revenus du travail, ce qui donc a tendance à entraîner une hausse de la part du travail, quand bien même les salaires diminuent.

En pratique, en France, depuis la fin de la Dernière guerre, les salaires réels n'ont cessé d'augmenter. Leur croissance s'est cependant ralentie après le choc pétrolier, avec une cassure nette en 1978 (voir graphique 2 ici). La part des salaires a, elle, cru jusqu'en 1982 lorsque se produit une forte chute au moment du tournant de la rigueur avant de se stabiliser avec une légère tendance à la hausse sans changement dans l'évolution moyenne des salaires (voir Annex B ici).

On voit donc qu'il n'y a donc pas d'équivalence entre baisse de la part du travail et baisse des salaires, ni d'un point de vue théorique, ni même en pratique.


  • Une baisse de la part du travail implique-t-elle une hausse des inégalités ?
Il y a bien un lien empirique entre baisse de la part du travail et augmentation des inégalités, l'OCDE estimant qu'un point de moins dans la part du travail correspond à une augmentation de 1,5 points du coefficient de Gini (voir graphique 6 ici), ce qui est beaucoup vu que le Gini varie entre 0% (égalité parfaite) et 100% (un seul individu s'accapare toutes les richesses). Ceci est notamment lié au fait que les inégalités de revenu du capital sont plus fortes que celles du travail, car la propriété du capital est très concentrée, plus en tout cas que la dispersion des niveaux de qualification 3.

En revanche, il n'y a pas de lien entre niveau des inégalités et part du travail, la Suède ayant par exemple une part du travail beaucoup plus faible qu'en France (60% contre 67% selon les mesures de Karabarbounis et Neiman par exemple) même si elle est plus égalitaire.

Enfin il faut garder en tête que la VA se calcule avant impôt et allocations. Son partage n'est donc que le début l'histoire. La France notamment est l'un des pays qui redressent le plus les inégalités de revenu selon l'OCDE.


Qui gagne quoi

L'opposition traditionnelle entre capital et travail, qui est l'une des raisons de l'intérêt pour le partage de la VA, est très réductrice, et la notion implicite de partage juste est illusoire. Par exemple, la part du travail en France a très fortement augmentée durant la Deuxième Guerre, à cause des très importantes destructions de capital. Est-ce pour autant une victoire du travail ? D'autre part, comme le rappellent Acemoglu et Robinson, cette opposition reflète une vision très occidentale du problème : le partage capital-travail sous l'apartheid en Afrique du Sud, par exemple, est le fruit d'une alliance entre certains travailleurs et certains capitalistes (les blancs et les producteurs de matières premières) contre d'autres catégories de travailleurs et de capitalistes (les noirs et les industriels). Rien de monolithique donc.

L'analyse en revanche est beaucoup plus riche si l'on se rend compte qu'un changement dans la répartition de la valeur ajoutée se traduit par un changement dans le niveau des inégalités, à cause de la répartition de la propriété du capital qui est beaucoup plus inégale que la distribution des revenus du travail.

Nous verrons dans un prochain article pourquoi cette situation existe et quelles solutions y apporter (selon deux axes principaux, l'imposition et l'incitation à l'épargne).


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1. La VA est définie de manière très précise par les impôts (qui prélèvent la Taxe sur la Valeur Ajoutée, la TVA). On se permet de s'abstraire de certaines technicalités pour rester concis.

2. On notera que le partage de la VA n'est pas constant dans le temps, contrairement aux principes énoncés par l'économiste britannique Nicholas Kaldor dans les années 50 ou encore aux hypothèses de modélisation de la fonction de production de Cobb-Douglas traditionnellement enseignée.
3. Si on suppose que ces derniers sont les principaux determinants des revenus du travail .

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