Random phrase

mardi 17 septembre 2013

Sometimes, I get a good feeling

S'il est une leçon que les floridiens vont finir par retenir, c'est bien que la vie est un éternel recommencement : à l’aube du 21e siècle comme dans les Années Folles, le Sunshine State fut un condensé de ce qui se fit de pire en termes de folie spéculative. Pourtant après avoir vu les gens se prendre de passion pour des tulipes ou des peaux de castor, pourquoi cette folie-ci a-t-elle mené à la Grande Dépression ? Qu’est-ce qui différencie donc le Krach de 1929 de ses glorieuses aînées ? C'est la question qu'on se pose dans cet épisode de notre Saga des bulles.

Boardwalk Empire

Un éléphant, ca trompe énormément...
Dans une décennie prolixe en images fortes, de Gatsby le Magnifique à Josephine Baker, sans oublier le boardwalk d’Atlantic City, le nom de Carl Graham Fisher ne vous dit peut-être rien. Cependant, son parcours incarne la quintessence des Années Vingt, celles que l'on qualifie donc de Folles. Nous sommes 1926 et Fisher est déjà bien établi lorsqu'il décide de faire sortir Miami Beach de ce qui n'est alors qu'un immense marécage. Il n'en est assurément pas à sa première fortune, ayant vécu lors de cette période de développement débridé du grand capital que traversent les Etats-Unis depuis plusieurs décennies : c'est l'époque des Robber Barons avec la création de monopoles de fait sur nombre d'industries dont particulièrement les chemins de fers.

Profitant de ce Far West après le Far West, Fisher tire son épingle du jeu dans l'automobile puis la construction. Après avoir été le maître d'œuvre de la première autoroute à traverser les Etats-Unis de part en part, il s'attaque à la Floride : de la lagune inhospitalière qui fait face à la ville endormie de Miami, il fait surgir un temple de la fête, le pays du mois de juin perpétuel même en plein hiver à New York. Le gratin de la bonne société américaine s'y retrouve, dont le futur président Warren Harding, qui joue au golf en faisant porter ses clubs par un éléphanteau ! Comme le dit son épouse à l’époque, vivre avec Fisher, c’était comme « vivre dans un cirque : il se passait quelque chose – quelque chose d’excitant – à chaque minute du jour. »

Mais en dehors des speakeasy, la fête bat aussi son plein à Wall Street où les actions n’ont jamais valu autant. L’économiste star de l’époque, Irving Fisher (aucun lien, même s’il n’est pas fils unique) se place en maître de cérémonie et déclare que la bourse a atteint un plateau permanent. On quitte carrément la Floride pour la cordillère des Andes !

Cette frénésie se retrouve à l’époque dans la popularité des fonds dits fermés, auxquels nous allons nous intéresser quelques instants. A leur création, ceux-ci lèvent de l’argent en émettant des actions, puis achètent des actifs (souvent des actions). Le capital est levé une fois pour toute et la seule façon d’entrer et sortir du fonds est d’acheter ou de vendre ses actions, comme pour une entreprise cotée en bourse. Par exemple supposons qu’un fonds possède un unique actif comme par exemple l’action Berkshire Hathaway (le conglomérat de Warren Buffet) et a émis mille actions. On s’attendrait à ce que chacune de celles-ci valent un millième du prix de l’action originelle, même si en pratique, il n’est pas rare qu’elles valent entre 10 et 20% de moins1. Or juste avant le krach de 1929, selon De Long et Shleifer, elles s'échangent avec un excès de 50% ! Ils en déduisent que le marché boursier est surévalué de 30%, en ligne avec les résultats de Rappoport et White qui étudient eux les prêts de courtiers2. Nous avons donc semble-t-il affaire, comme on s'y attendait, à une magnifique bulle.

La possibilité de faire fructifier cette situation n'a pas échappé à certains. Dans le chapitre In Goldman, Sachs we trust de son livre The Great Crash, J.K. Galbraith décrit la pyramide bâtie par la banque Goldman Sachs (GS) où les actifs d’un premier fonds, la Goldman Sachs Trading Corporation, sont composés principalement de ses propres actions (!) et d’actions d’un second fonds nommé Shenandoah. Celui-ci a aussi été monté par GS et a principalement investi dans un troisième fonds créé par GS, Blue Ridge Corporation. Résultat, cet ensemble qui est littéralement un fonds de fonds de fonds, est surévalué par rapport à la surévaluation de la surévaluation de ses actifs, ce qui fait remarquer ironiquement à Galbraith : « Il est difficile de ne pas s’émerveiller face à l’imagination présente implicitement dans cette démence aux proportions gargantuesques. Si folie il doit y avoir, il faut quand même noter sa mise en place à une échelle héroïque3. »

Kraaaaaach !

Mais malheureusement, en fait de plateau, on était plutôt au bord du gouffre de Padirac… Les 28 et 29 octobre 1929, la bourse de Wall Street perd consécutivement 13 et 11% de sa capitalisation, puis s’ensuit une dégringolade que rien ne semble pouvoir enrayer. La chute des actions crée une panique financière qui se répercute sur le marché du crédit (via en particulier les prêts de courtiers) et en cascade sur l’intégralité du secteur bancaire.

Mais comme a pu le souligner Ben Bernanke, actuel président de la Fed et spécialiste éminent de la Grande Dépression, le cœur du problème se situe dans la mécanique de l’étalon-or dans l’entre-deux-guerres. Ces années constituent une période de transition, où les décideurs économiques, en particulier des principales banques centrales de l’époque (Royaume-Uni, Etats-Unis, France et Allemagne) peinent à se faire à l’idée du nouvel ordre qui s’est établi après le conflit. Les empires coloniaux européens ne sont qu’un trompe-l’œil : la véritable puissance économique réside maintenant de l’autre côté de l’Atlantique, où les Etats-Unis sont devenus les créditeurs du reste du monde ainsi que la puissance industrielle dominante. Pourtant, dans le but de retourner au plus vite au statu quo de la Belle Epoque, les gouvernements vont chercher à fixer à nouveau la parité des monnaies vis-à-vis de l’or, qui avait été abandonnée pour financer l’effort de guerre.

Peine perdue, la mécanique bien huilée de l’étalon-or du 19e siècle n’est plus, elle qui reposait sur l’ajustement quasi-automatique des prix (dont principalement les salaires) et des flux financier internationaux (sous forme de métal jaune). Grippée par les rancœurs de la guerre, en particulier par le problème des réparations, ainsi que par la puissance politique des mouvements de travailleurs, c’est un canard boiteux qui se transforme en boulet inamovible quand survient la crise. En effet, comme le décrit Bernanke, la relative liberté des mouvements de capitaux (permise par le retour rapide à l’or) crée un cercle vicieux, où les banques centrales sont obligées d’augmenter les taux d’intérêts pour défendre la parité de leur monnaie, causant une contraction du crédit qui déstabilise encore plus le secteur bancaire, ce qui incite les gens à convertir leur stock de monnaie papier en or, et ainsi de suite. Comme le montre Barry Eichengreen dans son livre Golden Fetters, ce sont les Etats qui ont le plus vite abandonné l’étalon-or qui ont pu le plus rapidement retrouver la stabilité économique4.

Le système économique de l’époque a ainsi conduit à un certain nombre d’erreurs de la part des gouvernants et surtout des banquiers centraux, qui ont continué à se comporter comme une élite technocratique, isolée du monde qui l'entoure, transformant une crise de confiance en la Grande Dépression. Pourtant, même avec les bonnes politiques, aurait-il été possible de contenir les dégâts à la source ? C’est ce qu’on va essayer de déterminer dans ce qui suit.

La main invisible dérape

Le lien entre le krach d’octobre 1929 et la Grande Dépression n’est pas aussi évident qu’il n'y paraît et reste une question ouverte sous un certain nombre d’aspects. En effet, sachant que seulement 2% des ménages possédaient des actions à l’époque, l’effet direct sur le portefeuille de la population dans son ensemble est plutôt faible, ce qui n’est pas sans rappeler les épisodes que nous avons vus précédemment. Ces derniers peuvent aussi laisser à penser qu’il y a eu des gagnants et des perdants, et que si des investisseurs astucieux savaient surfer la bulle en 1720, il n’y a pas de raison de penser que cette connaissance s’est perdue en 1929…

Cependant, cette bulle a bien quelque chose de spécial : le 24 octobre 1929, devenu depuis Jeudi Noir, les grands argentiers de New York décident d’intervenir pour contenir la chute des cours, comme ils sont parvenus à le faire avec succès lors de la Panique de 1907. Seulement le répit n’est que temporaire et ils ne peuvent rien quand le marché s’effondre définitivement. Pourquoi cette action concertée n’a-t-elle donc pas eu l’effet escompté ?

La réponse est à trouver semble-t-il dans l’émergence d’une société où la consommation prend une place prépondérante. Dans un monde qui découvre les joies du marketing, des nouveaux modèles de voiture tous les ans et où l’Etat prend une place infime par rapport à ce qu’on peut voir aujourd’hui, les décisions des agents économiques sont décentralisées et incontrôlables. Deux théories confortent cette idée :
  • La déflation par la dette de Fisher5 : L’endettement des ménages a beaucoup augmenté durant le boom, pour financer l’achat et la construction de nouveaux logements individuels. Lorsque survient le krach, la baisse des prix et des salaires rend le poids de la dette plus lourd à porter, ce qui force les ménages à liquider leurs actifs et à réduire leur consommation, ce qui fait baisser encore plus les prix, et ainsi de suite.
  • L’incertitude dans la décision de consommation : Le travail de Christina Romer montre comment l’économie réelle américaine a été affectée par l’incertitude massive causée par le krach. En effet, incapables de déterminer la direction des événements, les consommateurs et les producteurs ont réduit la voilure face au spectre très réel d’une crise d’envergure.
Pourtant, ce que nous venons de décrire n'est rien d'autre que les risques auxquels s'expose une économie moderne ! En d'autres termes, ce n’est rien de moins que l’avènement de la macroéconomie en tant que discipline à part entière qui explique la différence entre nos vieilles bulles des 17e et 18e siècles et la crise de 1929 !


1. C’est ce qu’on appelle le Closed-end fund puzzle, voir par exemple le papier de Lee, Shleifer et Thaler : Investor Sentiment and the Closed-end fund puzzle.
2. Cette métrique est similaire à celle qu’utilisent Voth et Temin dans leur étude de la bulle des Mers du Sud
3. En VO : “ It is difficult not to marvel at the imagination which was implicit in this gargantuan insanity. If there must be madness something may be said for having it on a heroic scale”, The Great Crash, 1954.
4. Voir par exemple les Etats-Unis de Roosevelt, par rapport à la France d’avant le Front Populaire.
5. Le second de cet article. Les Fisher prolifèrent, mais pas de façon excessive.

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